Le monde professionnel et les modes de collaboration sont en constante évolution, portés par un besoin croissant en efficacité, rapidité et créativité. La transformation numérique a fait émerger de nouvelles formes de travail, qui se sont imposées avec la pandémie. Les jeunes générations veulent pouvoir mieux concilier vie privée et vie professionnelle et bien souvent, les pressions qui pèsent sur les coûts ne peuvent tout simplement pas être ignorées.
Le desk sharing semble être la réponse à de nombreux défis. D’une part, la suppression des postes de travail personnels et la transformation des bureaux individuels en open space doivent permettre aux collaborateurs et collaboratrices de se mélanger, favorisant ainsi les échanges créatifs. De l’autre, la réduction des surfaces de bureaux et du nombre de tables – qui présuppose que seuls 70 à 80 % des employé•e•s soient présents sur le site tandis que les
autres travaillent depuis chez eux – permet de réduire les frais liés aux locaux et à l’infrastructure tout en soignant son image d’employeur moderne. Une enquête menée cet été par la société CH-Media auprès de différentes entreprises confirme d’ailleurs la tendance: en Suisse, le desk sharing deviendra de plus en plus fréquent.
Le desk sharing débarque à l’administration fédérale
La Confédération se prépare elle aussi aux nouveaux modes de travail, comme en témoigne le «Concept pour l’introduction du partage de postes de travail (desk sharing) à l’administration fédérale» présenté en décembre 2020.
Le nouvel aménagement des postes de travail entraînera des changements majeurs pour toutes les parties impliquées, c’est pourquoi le Conseil fédéral a chargé le Département fédéral des finances (DFF) d’élaborer un plan global de réorganisation qui garantisse notamment la participation du personnel.
Ce plan de réorganisation doit permettre d’assurer que les personnes concernées auront suffisamment de temps pour étudier les modifications, comme l’explique Martin Frösch, directeur suppléant de l’Office fédéral des constructions et de la logistique et responsable du domaine Constructions. «L’élaboration du concept fait suite à l’évolution du monde du travail, en particulier, dans la perspective de sa numérisation. Les conclusions tirées de la crise liée au
COVID-19 ont été prises en compte», souligne-t-il.
Aborder le changement ensemble
Les open spaces, le desk sharing et le télétravail qui l’accompagne entraînent d’importants changements dans la manière de travailler, mais aussi pour les cadres, qui doivent revoir la manière dont ils dirigent leurs collaborateurs et collaboratrices. L’introduction de ces modèles nécessite par conséquent un changement radical de culture dans les organisations et il est crucial pour sa réussite que les employé-e-s y soient associés dès la phase de conception.
En tant que représentante du personnel de la Confédération et des EPF, l’APC a voulu prendre le pouls de la situation en lançant une enquête sur le desk sharing. Celle-ci a bénéficié de la participation de près de 3300 travailleurs et travailleuses, dont 7 % travaillant déjà selon ce modèle et 20 % l’ayant expérimenté par le passé.
Environ un tiers des personnes interrogées travaillaient dans des bureaux individuels avant la pandémie et souhaiteraient conserver ce cadre à l’avenir. La plupart des participant•e•s (44 %) travaillent actuellement dans des petits bureaux partagés de moins de quatre places – un type d’aménagement qui a remporté la préférence de 34 % des répondant•e•s pour le futur. De leur côté, les nouveaux environnements de travail tels que les open spaces, les espaces de travail partagés (coworking) et le desk sharing peinent en revanche à convaincre.
Les collaborateurs et collaboratrices se sont toutefois montrés ouverts au desk sharing, mais à certaines conditions: celui-ci ne devrait pas uniquement être considéré comme un moyen de réaliser des économies, mais aussi comme une chance d’organiser le travail différemment. Les supérieur•e•s devraient accorder une certaine liberté à leurs subordonné•e•s dans l’accomplissement de leurs tâches et leur faire confiance. L’entrée dans ce nouveau monde professionnel ne peut se faire qu’ensemble.
Les bureaux doivent offrir un environnement de travail propice au bien-être et à la santé et accorder une grande importance à l’ergonomie. Cette vision représente un défi particulier dans le cas des open spaces, puisque les participant•e•s à l’enquête sont 82 % à escompter des difficultés de concentration dans ces espaces souvent bruyants et deux tiers à craindre le manque d’intimité et de confidentialité. Les casques audio permettant de réduire le bruit feront donc peut-être bientôt partie de l’équipement standard des bureaux, au même titre que les ordinateurs et les écrans.
Apprendre du secteur privé
Le secteur privé – et notamment le domaine des technologies de l’information et de la communication où desk sharing, open space, travail à distance, méthode Scrum et holacratie sont déjà d’actualité – regorge d’exemples montrant que le desk sharing peut fonctionner et même être un atout pour la collaboration. C’est le cas de l’entreprise de télécommunications British Telecom (BT) Switzerland, qui tire un bilan positif de ses deux premières années
mêlant open space et desk sharing, comme nous l’explique Nadja Risse, sa responsable nationale
Pour préparer cette mutation, l’entreprise a réaménagé ses locaux, qui se divisent aujourd’hui en zones de rencontres et en espaces pour s’isoler. Ouverts et lumineux, ceux-ci ressemblent par endroits à un salon et forment un cadre agréable. Pour Nadja Risse, les investissements de l’entreprise, en particulier ceux visant à offrir des postes de travail d’une grande qualité avec des bureaux à hauteur réglable, de grands écrans, des adaptateurs pour les ordinateurs portables et des chaises ergonomiques, se sont avérés payants.
La responsable estime que les technologies de la communication jouent un rôle essentiel. Un jeu d’enfant pour son entreprise, dont c’est justement le domaine d’activité. «Comme nous sommes entièrement passés aux communications mobiles, l’aménagement du poste de travail ne prend qu’un instant. Les collaborateurs et collaboratrices n’ont qu’à sortir leur téléphone et leur ordinateur et ils sont parés pour la journée.»
Sur la bonne voie
Et l’administration fédérale dans tout ça? Elle est sur la bonne voie, comme l’explique Danilo Licitra, ICT System Architect au sein de l’Office fédéral de l’informatique et de la télécommunication (OFIT): «À l’OFIT, nous bénéficions déjà d’un aménagement complet et opérationnel, aussi bien aux postes de travail, que dans les différentes salles de réunion et zones de coworking.» L’expérience acquise par cet office fédéral peut aujourd’hui être mise à profit dans le reste de l’administration.
Il faut également tenir compte de certaines particularités. En plus de la couverture WLAN, il y a des cas dans lesquels une connexion par câble ou LAN peut s’avérer nécessaire. L’infrastructure informatique de la Confédération répond déjà en partie à ces besoins. «Pour le reste, le travail continue et la migration est en cours.»
Les EPF jouent les précurseurs
Le desk sharing n’est pas une nouveauté dans le domaine de la recherche, où les places de travail des laboratoires et ateliers sont souvent partagées par plusieurs chercheurs et chercheuses. L’EPFZ a désormais étendu ce modèle aux bureaux de son nouveau site d’Oerlikon et le responsable des finances et des ressources humaines du Conseil des EPF Dieter Künzli confie que la formule est également étudiée par d’autres secteurs. De son côté, l’EPFL a adopté un plan d’action pour l’introduction de nouvelles formes de travail intitulé «Future of Work».
Revendications de l’APC
Soucieuse de relayer les exigences et souhaits des employé-e-s fédéraux, l’APC s’est basée sur les résultats de son enquête pour formuler onze revendications à l’intention du conseiller fédéral Ueli Maurer
- Le desk sharing ne doit pas servir de prétexte à des mesures d’économies
Le desk sharing ne doit pas être instauré pour des raisons de coût. Les économies qui en résultent doivent être réinvesties dans l’infrastructure, dans la protection de la santé des employé•e•s et dans l’ergonomie des postes de travail (tant sur place que sur le lieu de télétravail).
- Une culture d’entreprise fondée sur la confiance
La pandémie a montré aux supérieur-e-s comme aux employé-e-s que le télétravail conduit à de bons résultats. Il faut instaurer une culture qui mette l’accent sur la confiance et le bien-être des travailleurs et travailleuses.
- Prise en compte des profils professionnels et des fonctions
Le desk sharing ne convient pas à toutes les fonctions ni à tous les profils. Il faut donc étudier soigneusement les domaines pour lesquels une telle formule s’avère judicieuse et applicable.
- Implication des employé•e•s
Le personnel doit pouvoir jouer un rôle actif dans l’introduction du desk sharing. Les éventuels changements dans l’organisation du travail doivent être justifiés et expliqués de manière compréhensible.
- Les cadres doivent faire figure d’exemples
Les supérieur•e•s doivent assimiler et soutenir les nouvelles formes de travail. Il est impératif qu’ils soient formés aux questions de la conduite à distance et des formes agiles d’organisation du travail.
- Garantie de la santé et du bien-être du personnel
Les bases légales relatives à la protection de la santé du personnel doivent être placées au premier plan, pour les postes en desk sharing comme pour ceux en open space. Afin de rester un employeur attrayant, la Confédération doit veiller à ce que ses postes offrent un environnement de travail sain et accorder une attention particulière à la question de l’ergonomie. Les supérieur•e•s et les employé•e•s doivent être informés de manière proactive des normes en matière de protection de la santé.
- Droit de ne pas être joignable durant le temps libre
Les collaborateurs et collaboratrices ont aussi le droit d’être injoignables durant leur temps libre, même s’ils travaillent en dehors du lieu d’activité habituel. Les questions de disponibilité doivent être discutées et réglées à l’avance.
- Le développement des équipes ne doit pas être négligé
Il faut créer des opportunités et des canaux pour permettre aux équipes de se rencontrer et d’échanger. L’appartenance, la cohésion sociale et l’identification des collaborateurs et collaboratrices à leur activité doivent être dûment prises en considération.
- Création d’espaces de travail partagés
Pour accompagner sa réorganisation du travail, la Confédération doit créer de nouveaux espaces de coworking (espaces de travail partagés) sur des sites centraux. Ces espaces ont l’avantage de raccourcir les trajets du personnel tout en lui permettant d’échanger avec des personnes issues d’autres entreprises.
- Création d’espaces pour s’isoler
Il convient de créer des espaces en plus des places de travail classiques pour permettre de s’isoler (p. ex. pour un travail nécessitant plus de concentration), ainsi que des salles fermées pour les entretiens ou appels confidentiels.
- Objets personnels
Les collaborateurs et collaboratrices doivent avoir la possibilité de ranger leurs effets personnels en sécurité.
Dieter Künzli explique que si le desk sharing et les formes flexibles de travail mobile peuvent, en théorie, permettre de découpler la surface de bureaux nécessaire de l’augmentation du nombre d’étudiant-e-s et de collaborateurs et collaboratrices, il exige aussi la création d’espaces pour se concentrer et tenir des vidéoconférences, et donc des surfaces supplémentaires. Parmi les «points positifs» de la pandémie, le personnel des EPF a apprécié de pouvoir économiser son temps de trajet et concilier vie professionnelle et vie privée avec plus de liberté grâce au télétravail. Il a également salué la possibilité de choisir plus librement son lieu de travail et l’efficacité de la communication lors des réunions.
Dieter Künzli admet toutefois que les interactions physiques revêtent une très grande importance pour l’innovation dans la recherche et l’enseignement. Il estime donc que la prescription de la Confédération, qui prévoit à l’avenir un ratio de 0,8 poste de travail par EPT, ne pourrait s’appliquer qu’aux postes administratifs et non à l’ensemble du domaine des EPF. Selon lui, le desk sharing nécessite non seulement un certain temps de mise en place et d’adaptation, mais aussi que des collaborateurs et collaboratrices se séparent de leur poste de
travail personnel. «Cela a un impact sur la manière dont on gère les documents ou les choses privées comme les photos», précise-t-il. C’est d’ailleurs un point que nombre des personnes ayant participé à l’enquête redoutent. Beaucoup d’entre elles craignent une perte d’identification par rapport à l’employeur et à l’équipe. «J’aurais le sentiment d’être un simple numéro, tellement interchangeable que je n’aurais même plus le droit d’avoir ma propre place», résume une personne.
Risques pour la santé psychique
Plus de 60 % des participant•e•s ont également déclaré avoir peur de ne pas trouver de place un matin, comme en témoigne l’expérience de l’un d’eux: «Après deux heures de trajet et une laborieuse quête de bureau, j’ai finalement dû me résoudre à m’installer à la cafétéria».
Un article paru dans le quotidien alémanique «20 Minuten» il y a quelques années illustrait les dérives du desk sharing au travers de l’exemple d’UBS: des supérieur•e•s qui profitent de leur position dominante, des employé•e•s qui viennent plus tôt au bureau pour tenter de trouver une place… Ce petit manège aux airs de chaises musicales peut avoir de vraies répercussions sur la santé physique et mentale. À la différence de certaines organisations où le nombre de postes de travail ne couvre que 70 voire 60 % des effectifs, la Confédération entend s’en tenir à 80 %, espérant ainsi éviter la ruée matinale et le stress inutile.
Avec un ratio de 0,8 poste libre par employé•e, il y aura toujours suffisamment de place dans les bâtiments, rassure Martin Frösch. Ce chiffre a été établi sur la base d’enquêtes auprès du personnel de différentes entreprises privées et administrations publiques. «Les données issues de la pratique indiquent qu’en temps normal, les postes de travail ne sont utilisés qu’environ 40 % du temps. Il n’y a donc pas de risque de ruée matinale sur les places libres en raison du desk sharing», conclut-il.
Objectif: rassembler
Il y a un point sur lequel les spécialistes interrogés sont unanimes: toutes les parties doivent pouvoir prendre part au processus dès le départ. «Nous recommandons d’associer les collaborateurs et collaboratrices aux discussions dès la phase de planification», conseille Nadja Risse de BT Switzerland. Dieter Künzli partage cet avis: «Lors de l’introduction du desk sharing dans des unités assimilables à des administrations, les personnes concernées devraient être impliquées étroitement dès le début. » Les collaborateurs et collaboratrices ainsi que les représentant•e•s du personnel et, dans le cas des EPF par exemple, les repré-
sentant•e•s des professeur•e•s et du corps intermédiaire devraient être associés à toutes les phases du projet. «Pour que le desk sharing fonctionne, il faut que la solution proposée soit attrayante pour tout le monde et adaptée aux différentes tâches», résume-t-il.
Dans la pratique, le desk sharing devrait s’inscrire dans un concept qui ne favorise pas seulement le travail en soi, mais aussi la cohésion au sein des équipes, les échanges, la communication et la créativité. Voici ce qu’en dit Nadja Risse, dont l’entreprise a déjà deux ans d’expérience en la matière: «Au-delà du desk sharing, les environnements de travail modernes nécessitent aussi des espaces pour le travail en équipe – par exemple des coins salon avec des canapés ou des salles de réunion équipées d’outils technologiques pour aider à collaborer de manière créative et favoriser les formes hybrides de travail».
Du côté de l’administration fédérale, on entend mener à bien ce projet en développant la solution multispace, qui favorise les interactions et les échanges entre les employé-e-s, et en assurant la participation des collaborateurs et collaboratrices dès la planification et la mise en œuvre.
Cela permettrait non seulement de suivre les recommandations des spécialistes, mais aussi de répondre à l’une des principales revendications de l’APC et des personnes ayant pris part à son enquête. Pour monsieur Frösch, une chose est claire: «La mise en œuvre du desk sharing dans l’administration fédérale centrale et le domaine des EPF doit tenir compte du fait que les organisations bénéficiaires sont très différentes, qu’elles ont des tâches très variées et que
leurs méthodes de travail et leur niveau de numérisation divergent fortement. Il est donc primordial d’analyser le contexte de chaque organisation bénéficiaire (p. ex. à l’aide d’une enquête) au début d’un projet de mise en œuvre. Cette enquête permettra également de sensibiliser au projet.»
En outre, le début d’un projet doit également inclure les analyses suivantes, qui permettront de jeter les fondements du futur aménagement de l’environnement de bureau:
- analyse des méthodes de travail et évolution des types d’activités
- recensement des besoins spécifiques de l’unité concernée
- mesures de l’occupation pour déterminer l’utilisation effective
- analyses des surfaces (possibilités architecturales)
Des formations pour accompagner le processus
La pandémie a beaucoup fait avancer les choses: «Le télétravail a été largement utilisé au sein de l’administration fédérale, avec une part du personnel en télétravail dépassant parfois les 60 % », explique Martin Frösch. À ses yeux, il reste toutefois nécessaire de coupler l’introduction du desk sharing à des formations ad hoc, afin d’apprendre aux collaborateurs et collaboratrices et aux cadres à travailler et diriger du personnel dans une solution multispace avec du desk sharing.
Il en va de même sur le plan informatique. Le monde du travail moderne exige un grand savoir-faire numérique, des ordinateurs portables avec une connexion VPN au réseau de l’administration, des applications cloud et surtout des formations concernant la sécurité, car les données traitées sont particulièrement sensibles. Les utilisateurs et utilisatrices ne sont toutefois pas livrés à eux-mêmes, comme le souligne Danilo Licitra de l’OFIT: la migration des outils de travail et du matériel s’accompagne toujours d’une documentation comprenant des instructions et les réponses aux questions et problèmes les plus fréquents. Le service d’assistance est également à disposition lorsque la documentation ne suffit pas.
Conclusion
Les nouvelles formes de travail ne sont pas qu’une tendance passagère et l’administration fédérale n’échappera pas au desk sharing. «Pour que ce modèle fonctionne, l’idéal est qu’il s’inscrive dans un plan global comprenant différents types d’espaces et d’utilisation. Cela suppose un bon environnement de travail, des outils technologiques adaptés permettant de travailler correctement à chaque poste, ainsi que l’acceptation du Smart Working par toutes les parties concernées – aussi bien du côté des collaborateurs et collaboratrices que des supérieur•e•s», résume Dieter Künzli. Il prévient toutefois que le desk sharing ne doit pas conduire à une baisse de l’efficacité et à une détérioration de la culture de travail, et qu’il est donc essentiel que les employé•e•s continuent de pouvoir toujours trouver un poste de travail approprié. «Chaque unité doit être libre de choisir la manière dont elle souhaite gérer les possibilités offertes par le desk sharing et le télétravail.»